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quarta-feira, fevereiro 4

Retratos I - Judeus na Primeira Pessoa:
Jacques Derrida

Jacques Derrida, 1997
“Bon, alors on commence par l’affectif : j’étais un enfant, un petit élève très malheureux, c’est-à-dire que je souffrais beaucoup à l’école... Il faut dire que c’était en Algérie. Je suis entré en maternelle en 34-35 et très vite, c’était la guerre. Une école où les problèmes raciaux étaient déjà très sensibles : il y avait beaucoup de brutalités entre les élèves déjà, des bagarres entre les petits arabes et les petits français... donc une expérience de violence. Je me sentais enfant très exposé qui avait plutôt envie de rentrer chez lui et se protéger contre un univers qui paraissait extrêmement violent. J’étais à l’école primaire ce qu’on appelle un très bon élève, avec un rapport très apeuré devant la machine et dans le milieu des élèves que je sentais comme extrêmement violents. Et très vite, ça s’associe en moi, dans ma mémoire, à la guerre. Le régime vichyste était très marqué en Algérie ; il n’y avait pas d’allemands mais le pétainisme était très pesant, très sensible. Le souvenir des lettres qu’on devait envoyer au maréchal Pétain, et l’antisémitisme... Je suis juif. Et la violence prenait la forme non seulement des bagarres entre élèves, des propos antisémites, mais aussi de ceci : le pétainisme partout, les photos du maréchal partout... Une anecdote est restée gravée dans mon esprit : j’étais le premier de la classe. Cela accordait quelques privilèges. Tous les matins, il y avait une levée du drapeau avec le Maréchal, nous voilà ! Et je me suis aperçu un jour que, bien que premier, parce que juif, on ne me faisait pas lever le drapeau ! Alors que c’était les premiers de la classe qui devaient hisser le drapeau. Et d’un coup, je comprends... sans comprendre ! pourquoi on ne me laissait pas lever le drapeau... Donc bon élève... mais écriture impossible. J’avais une graphie illisible, et qui l’est restée depuis, toujours. Et déjà à ce moment-là, il y avait cette image que je sentais que je donnais de moi à ces bons maîtres : garçon doué mais dont l’écriture est impossible. J’avais un instituteur qui était déjà un ancien prisonnier de guerre libéré, ce devait donc être en 40, et qui était en même temps le chef des scouts de la petite ville de banlieue d’Alger où j’habitais. J’étais louveteau ; il pratiquait le scoutisme dans la classe et la classe était divisée en trois équipes : les hirondelles, les fourmis et les abeilles, et ça, c’était des équipes de scouts ! Avec des compétitions, les notes, dans cette atmosphère, cette idéologie pétainiste, ces équipes structuraient la classe ! Et moi j’étais, en tant que bon élève, le chef des abeilles. Et j’ai très mal supporté, pour les mêmes raisons de difficultés à me socialiser, mon expérience scoute. Je suis resté six mois scout et j’ai été très malheureux ; j’ai donc abandonné. Cet univers me paraissait très oppressif et j’y sentais l’idéologie pétainiste, l’antisémitisme. Je me souviens, pour en revenir à mon écriture, que ce même instituteur, pendant les récréations, me disait : " Toi, tu remontes dans la classe me refaire ton exercice ", qui était trop mal écrit.”

Conversation avec Jacques Derrida, Bernard Defrance